Chapitre 4
Quand Richard, Cara et Kahlan sortirent du bâtiment où on préparait le corps de Juni pour ses funérailles, les échos du tonnerre qui se déchaînait dans la plaine se répercutaient jusque dans les étroits passages du village.
La maison des morts n’était pas différente des autres bâtisses : des murs d’adobe recouverts d’argile et un toit en herbe séchée. Grâce au Sourcier, seule la maison des esprits avait un toit en tuiles. Toutes les fenêtres, y compris celles des habitations, étaient dépourvues de vitres, souvent remplacées par d’épais rideaux.
Avec les couleurs ternes de ses édifices, on aurait aisément pu prendre le village pour un amas de ruines abandonnées. Dans la ruelle qu’empruntaient les trois jeunes gens, des herbes aromatiques – une offrande pour apaiser les mauvais esprits – poussaient dans trois pots posés sur un muret. Un « ornement » qui n’égayait pas beaucoup ce sinistre endroit battu par le vent et fréquenté aussi peu souvent que possible par les villageois.
Alors que deux poulets détalaient devant eux, Kahlan tint ses cheveux pour que les bourrasques ne les fassent pas voler devant ses yeux. Des Hommes et des Femmes d’Adobe, souvent en pleurs, croisèrent sans les voir l’Inquisitrice et ses compagnons. Très dignes, ils allaient rendre un dernier hommage au chasseur. Le cœur serré, Kahlan pensa au cadavre de Juni, qu’ils avaient dû abandonner dans une salle qui puait la paille détrempée et moisie.
Ils avaient attendu que Nissel, la vieille guérisseuse, ait fini d’examiner le mort. Son diagnostic confirmait celui de Richard : Juni n’avait pas la nuque brisée et il ne portait aucune trace de blessure. En revanche, il s’était bien noyé.
Quand le Sourcier avait demandé comment c’était arrivé, la vieille Femme d’Adobe avait paru le prendre pour un attardé mental, tant c’était évident. Pour elle, Juni avait été tué par les mauvais esprits.
En plus des spectres de leurs ancêtres, qu’ils invoquaient lors des conseils des devins les Hommes d’Adobe croyaient que des démons venaient parfois réclamer une vie pour les punir de leurs péchés. La victime pouvait périr d’un accident, d’une maladie… ou d’une manière plus surnaturelle. Pour Nissel, une noyade dans aussi peu d’eau, et sans blessure visible, semblait aussi surnaturelle que possible. Chandalen et ses chasseurs partageaient son avis.
La guérisseuse n’avait pas perdu de temps à spéculer sur le type de transgression responsable de la colère des esprits. Une femme accoucherait sous peu et ce travail-là lui semblait beaucoup plus gratifiant.
Ainsi que l’exigeait sa mission de Mère Inquisitrice, Kahlan avait souvent rendu visite au Peuple d’Adobe, comme aux autres populations des Contrées du Milieu. Aucun royaume de l’ancienne Alliance, si puissant, méfiant ou isolationniste fût-il, n’aurait osé fermer ses frontières aux Inquisitrices. Que cela plaise ou non aux têtes couronnées, ces femmes assuraient l’impartialité de la justice.
Elles se chargeaient aussi de défendre devant le Conseil les intérêts de tous ceux qui étaient trop faibles pour se faire entendre. Certains membres de l’Alliance, à l’instar des Hommes d’Adobe, se méfiaient des étrangers et désiraient simplement qu’on leur fiche la paix. Kahlan faisait en sorte qu’on respecte leur volonté. Car sa parole, au Conseil, avait force de loi.
Depuis peu, tout cela avait changé…
Pour mieux accomplir son devoir, Kahlan avait étudié la langue et la culture du Peuple d’Adobe et de tous les autres membres des Contrées du Milieu. Dans la Forteresse du Sorcier, en Aydindril, des centaines d’ouvrages traitaient du langage, des croyances, du système politique, de l’art et des habitudes alimentaires de chaque royaume de l’Alliance.
Kahlan savait donc que les Hommes d’Adobe déposaient souvent, en guise d’offrandes, des gâteaux de riz et des bouquets d’herbes aromatiques aux pieds de figurines en argile conservées dans deux bâtiments vides, au nord du village. Ces maisons étaient réservées aux mauvais esprits, représentés par les statuettes.
Quand ces esprits prenaient une vie parce qu’on avait éveillé leur courroux, l’âme de la victime était censée gagner le royaume des morts, où elle retrouvait les bons esprits qui veillaient sur le Peuple d’Adobe, luttant sans cesse peur contrecarrer les plans de leurs homologues maléfiques. L’équilibre était ainsi maintenu, voire amélioré, et le mal, selon ce système de croyance, restait contenu dans d’étroites limites.
Bien qu’on fût au début de l’après-midi, Kahlan, Richard et Cara auraient juré que le crépuscule tombait. De gros nuages noirs semblaient tutoyer les toits des maisons et la foudre frappait aux abords du village, chaque éclair ponctué par un roulement de tonnerre qui faisait trembler le sol.
Propulsées par le vent, de grosses gouttes de pluie s’écrasaient sur la nuque de l’Inquisitrice. En un sens, l’orage qui menaçait ne la dérangeait pas, car il finirait d’éteindre les feux de joie – devenus si choquants depuis qu’un membre de la communauté avait perdu la vie. Une averse épargnerait à quelqu’un la déprimante mission d’étouffer les ultimes flammes qui célébraient l’union de Richard Au Sang Chaud et de la Mère Inquisitrice.
Pour lui témoigner son respect, le Sourcier avait porté Juni jusqu’à la maison des morts. Les chasseurs ne s’en étaient pas offusqués, car leur frère d’armes avait péri alors qu’il assurait la protection des deux jeunes mariés.
Cara ne partageait pas cette analyse. Pour elle, le chasseur avait changé de camp. La raison de ce revirement ne comptait pas. L’essentiel, à ses yeux, était de réagir à temps la prochaine fois qu’un Homme d’Adobe se transformerait en ennemi.
Richard et la Mord-Seth s’étaient brièvement querellés à ce sujet. Sans pouvoir comprendre ce qu’ils disaient, les chasseurs ne s’étaient pourtant pas trompés sur le ton de leur dialogue, et ils n’avaient pas réclamé de traduction.
Le Sourcier n’avait pas insisté. Selon lui, Cara se sentait coupable d’avoir été surprise par Juni, et cela faussait son jugement. Main dans la main avec son épouse, il laissa la Mord-Sith ouvrir la marche et regarder autour d’elle en quête de danger, comme s’ils n’étaient pas dans un village amical.
Prête à frapper, Cara les guida dans le dédale de ruelles qui les conduisait vers Zedd et Anna.
Même si elle n’adhérait pas à la théorie de la Mord-Sith, Kahlan se sentait inexplicablement mal à l’aise. Le voyant jeter sans cesse des coups d’œil derrière lui, elle devina que Richard partageait son trouble.
— Qu’est-ce qui te tracasse ? souffla-t-elle.
Le Sourcier sonda le passage désert, devant eux, et soupira de frustration.
— Tous les poils de ma nuque sont hérissés comme si on nous épiait, mais je ne vois personne…
Déjà perturbée, Kahlan ne sut dire si elle sentit vraiment des yeux peser sur elle, à partir de cet instant, ou si elle était influencée par Richard. Quoi qu’il en soit, elle se mit aussi à regarder sans cesse derrière elle et des frissons coururent le long de sa colonne vertébrale.
La pluie devenait plus drue au moment où Cara trouva l’endroit qu’elle cherchait. Agiel au poing, elle examina les deux côtés de l’étroit passage avant d’ouvrir une porte en bois toute simple. Bien entendu, elle entra la première.
Alors que le vent faisait voler les cheveux de Kahlan, un poulet effrayé par les éclairs et le tonnerre lui passa entre les jambes et fonça se réfugier à l’intérieur.
Un feu brûlait faiblement dans la cheminée de l’humble pièce où ils pénétrèrent. Près du manteau de l’âtre, sur une étagère encastrée dans le mur, plusieurs chandelles fournissaient une lumière vacillante. Dessous, on avait rangé la réserve de bûchettes et de fagots d’herbe séchée. Posée à même le sol, devant la cheminée, une peau de daim invitait les visiteurs à s’asseoir – de toute façon, c’était ça ou rien, puisqu’il n’y avait pas de chaises. Le rideau qui tenait lieu de vitre à la fenêtre battait au vent, ajoutant à l’atmosphère étrange de la pièce.
Richard ferma la porte et rabattit le loquet pour que les bourrasques ne risquent pas de la rouvrir. L’odeur de la cire brûlée, de l’herbe séchée en train de se consumer et de la fumée – que l’évent du toit ne parvenait pas à évacuer totalement – monta aux narines des trois jeunes gens.
— Ils doivent être dans les pièces de derrière, dit Cara.
Du bout de son Agiel, elle désigna la tenture qui pendait devant un encadrement de porte.
Tout content d’être à l’abri, le poulet caquetait en trottinant autour du symbole dessiné du bout d’un doigt – ou peut-être d’un bâton – dans la poussière qui couvrait le sol.
Dès sa plus tendre enfance, Kahlan avait vu des sorciers et des envoûteurs tracer cet antique symbole qui représentait le Créateur, la vie, la mort, le don et le royaume des esprits. Ils le faisaient machinalement, pendant qu’ils méditaient, ou quand ils étaient très nerveux. Une façon de se réconforter en évoquant leur connexion avec tous les êtres vivants et les objets inanimés de l’univers…
Ou une manière d’invoquer la magie !
Pour l’Inquisitrice, ces symboles incarnaient l’époque heureuse de sa jeunesse où les sorciers jouaient avec elle, la chatouillaient et la poursuivaient dans les couloirs de la Forteresse du Sorcier. Parfois, alors qu’elle était assise sur les genoux d’un de ces hommes, en parfaite sécurité, il lui racontait des histoires qui la laissaient bouche bée de surprise et de douce terreur.
Avant sa formation, elle avait eu le droit – très peu de temps – d’être une enfant comme les autres…
À présent, les sorciers qui s’occupaient jadis d’elle étaient morts. Presque tous s’étaient sacrifiés pour l’aider à traverser la frontière afin de trouver de l’aide contre Darken Rahl. Et l’unique survivant l’avait trahie…
Mais dans un passé désormais lointain, ces hommes avaient été ses amis, ses compagnons de jeu, ses oncles et ses professeurs. Sans doute les êtres qu’elle respectait et aimait le plus au monde…
— J’ai déjà vu ce symbole, dit Cara. Darken Rahl le dessinait parfois…
— On l’appelle une « Grâce » souffla Kahlan.
Une bourrasque souleva le rideau de la fenêtre au moment où un éclair déchirait le ciel. À sa lumière, ils virent plus clairement le dessin.
Richard ouvrit la bouche, mais il se ravisa avant de poser la question qui lui brûlait les lèvres. Soupçonneux, il lorgnait le poulet qui picorait la poussière, au pied de la porte intérieure.
— Cara, tu veux bien ouvrir la porte d’entrée ?
Pendant que la Mord-Sith obéissait, le Sourcier agita les bras pour chasser le poulet. Mais l’intrus ne l’entendait pas de cette oreille, et il refusa de traverser la pièce, même quand son tourmenteur le poursuivit en criant : « Ouste, ouste ! »
Perplexe, Richard s’immobilisa, les poings sur les hanches, et étudia plus attentivement le volatile récalcitrant. Les marques noires, sur ses plumes blanc et marron, composaient des rayures qui donnaient le tournis si on les regardait trop longtemps. Indigné, le poulet caqueta comme une vieille oie quand le Sourcier, à grands coups de pied, entreprit de l’expulser de la salle.
Lorsqu’il arriva au bord du dessin, le poulet couina, battit plus fort des ailes, fit un bond sur le côté, fila le long du mur et consentit enfin à sortir. Mais comment un animal pouvait-il être terrifié au point de ne pas fuir en droite ligne vers une porte ouverte qui promettait de le soustraire à la cruauté d’un éventuel bourreau ?
Cara referma promptement la porte.
— S’il existe des animaux plus stupides que les volailles, marmonna-t- elle, il me reste encore à les découvrir.
— C’est quoi, ce vacarme ? lança une voix familière.
La tenture s’écarta pour laisser passer Zedd. Plus grand que Kahlan, mais beaucoup moins que Richard, le vieil homme était à peu près de la taille de Cara, une fois déduite la crinière blanche hérissée d’épis qui lui faisait gagner une bonne demi-tête. Dans sa tunique bordeaux aux manches noires et au col ornés de broderie d’or et d’argent, il semblait un peu moins émacié qu’en réalité. Autour de sa taille, une ceinture de satin rouge munie d’une boucle d’or achevait de lui conférer une allure de bouffon.
Zedd avait toujours porté une tunique longue d’une totale sobriété. Pour un sorcier de son rang, mettre des vêtements voyants était d’une rare incongruité. Les tenues clinquantes, lorsqu’on contrôlait le don, restaient l’apanage des apprentis. Pour le commun des mortels, au contraire, elles étaient un signe de noblesse ou à tout le moins de richesse. Autant qu’il détestât ce déguisement, le vieux sorcier devait reconnaître qu’il s’était montré très efficace…
Richard et son grand-père s’étreignirent, fous de joie d’être de nouveau réunis après une si longue séparation.
Zedd, dit les Sourcier, je n’ai pas eu le temps de te le demander hier, mais où as-tu été pêcher ces vêtements ?
— C’est la boucle en or qui te choque, pas vrai ? Un rien ostentatoire, je l’avoue…
Anna écarta à son tour la tenture et avança dans la pièce. Petite et râblée, pour ne pas dire plus, elle portait la robe en laine noire de rigueur pour la Dame Abbesse des Sœurs de la Lumière. Originaire de l’Ancien Monde, elle avait fait croire à ses subordonnées qu’on l’avait tuée, histoire de s’éclipser et de s’occuper en paix d’une affaire de la première importance. Infiniment plus vieille que Zedd, elle paraissait pourtant avoir son âge.
— Zedd, grogna-t-elle, arrête de plastronner ! Nous avons du travail.
Le vieux sorcier foudroya du regard la Dame Abbesse, qui lui rendit froidement la politesse. À les voir s’affronter ainsi, Kahlan se demanda comment ces deux vieillards avaient pu voyager ensemble sans s’entre-égorger. Si elle connaissait Anna depuis la veille, celle-ci était une « vieille » connaissance de Richard, qui la respectait beaucoup – de quoi être impressionné, sachant dans quelles circonstances il l’avait rencontrée.
— Mon garçon, s’exclama Zedd, permets-moi de te dire que tu n’es pas mal non plus, dans ton nouveau costume ! Des bottes avec des lanières de cuir cloutées d’argent, une jaquette, une chemise et un pantalon noirs, des ornements d’argent un peu partout, des serre-poignets qui doivent valoir une fortune ! Et cette ceinture, mazette ! Presque aussi tape-à-l’œil que la cape dorée !
Guide forestier de son état, Richard avait toujours manifesté une préférence marquée pour les tenues très simples. Le « costume » dixit Zedd, qu’il portait depuis peu provenait pour l’essentiel de la Forteresse du Sorcier. Remontant à une époque où les magiciens n’hésitaient pas à paraître flamboyants – peut-être pour mettre en garde leurs adversaires –, c’était celui d’un sorcier de guerre de jadis. Bref, un des prédécesseurs de Richard…
Même sans son épée, le Sourcier, ainsi vêtu, paraissait à la fois noble et sinistre. Un guerrier sans pitié qui semblait destiné à dominer toutes les têtes couronnées de l’univers. Et la vivante incarnation du surnom – le messager de la mort – que lui donnaient les prophéties.
Sous cette carapace, se souvint Kahlan, non sans soulagement, battait toujours le cœur pur et généreux de l’ancien guide forestier. Et sa bonté profonde, totalement sincère, loin de contredire son apparence de chef suprême du monde libre, lui conférait plus d’authenticité encore.
Car Richard était tout entier contenu dans cette dualité. Impitoyable avec ses ennemis, qu’il était prêt à combattre jusqu’à son dernier souffle, il restait un jeune homme doux, compréhensif et bienveillant. De sa vie, l’Inquisitrice n’avait jamais rencontré un être plus loyal ni plus patient. Depuis leur rencontre, elle savait qu’il était une personne telle qu’on en croise rarement…
Anna sourit à Kahlan et lui tapota gentiment la joue, comme une adorable grand-mère face à sa petite-fille. Dans ce geste, il n’y avait aucune affectation, et elle parut tout aussi sincère quand elle en fit bénéficier Richard.
Après avoir remis en place les mèches de cheveux gris qui s’échappaient de son chignon, elle se tourna vers le feu, jeta dedans un fagot d’herbe séchée et lança :
— J’espère que votre premier jour de mariage se passe bien.
— Nous revenons des sources chaudes, répondit Kahlan, où nous avons pris un bain. (Elle jeta un rapide coup d’œil à Richard.) Un des chasseurs qui veillaient sur nous est mort.
Cette annonce valut à l’Inquisitrice l’attention immédiate du sorcier et de la Dame Abbesse.
— Comment a-t-il péri ? demanda Anna.
— Il s’est noyé, répondit Richard. (D’un geste, il invita tout le monde à s’asseoir.) Le ruisseau n’était pas profond, et le chasseur ne semble pas s’être assommé en tombant. (Alors qu’il prenait place autour de la Grâce avec Kahlan, Zedd et Anna, il ajouta :) Nous l’avons ramené dans la maison des morts…
Zedd regarda la porte comme s’il pouvait voir à travers et examiner le cadavre de Juni, au-delà des murs de la sinistre bâtisse.
— J’irai voir le corps plus tard, dit-il. (Il dévisagea Cara, qui montait la garde, le dos contre la porte.) Qu’est-il arrivé, selon toi ?
— Le chasseur nommé Juni était devenu dangereux pour le seigneur Rahl, je pense qu’il a fait une chute en le cherchant, avec l’intention de lui nuire, et qu’il s’est noyé.
— Avec l’intention de te nuire ? répéta Zedd en regardant Richard. Pourquoi un Homme d’Adobe se retournerait-il contre toi ?
— Cara se trompe, et je le lui ai déjà dit ! Juni ne nous voulait pas de mal. (Soulagé que la Mord-Sith n’insiste pas, le Sourcier continua :) Quand nous avons trouvé son cadavre, il y avait une lueur étrange dans son regard. Avant de mourir, il a vu quelque chose qui a laissé sur son visage une expression de… eh bien, de désir, ou quelque chose comme ça…
» La guérisseuse Nissel a examiné le corps. Elle n’a découvert aucune blessure. Et selon elle, Juni s’est bien noyé. Dans six pouces d’eau, Zedd. Nissel pense que les mauvais esprits l’ont tué…
— Les mauvais esprits, mon garçon ?
— Les Hommes d’Adobe croient que des démons viennent de temps en temps prendre la vie d’un villageois, expliqua Kahlan. Dans quelques bâtiments vides, au nord du village, ils déposent des offrandes aux pieds de figurines en argile. Apparemment, ils pensent que des gâteaux de riz apaiseront les mauvais esprits. Comme s’ils pouvaient manger, ou sils étaient faciles à corrompre.
Dehors, l’orage se déchaînait. De l’eau s’infiltrait par la fenêtre et gouttait du toit. Remplaçant les tambours et les boldas, le tonnerre grondait en permanence.
— Oui, je vois, dit Anna avec un demi-sourire qui étonna l’inquisitrice. Tu ne tiens pas ces « sauvages » en haute estime, et tu regrettes d’avoir eu un mariage au rabais, comparé au faste auquel tu aurais eu droit en Aydindril. C’est bien ça ?
— Pas du tout ! répliqua Kahlan, déroutée. Nous n’aurions pas pu rêver d’une plus belle cérémonie.
— Vraiment ? insista Anna. Avec une assistance vêtue de robes minables et de peaux de bêtes ? Des gens qui s’enduisent les cheveux de boue ? Des enfants nus qui courent, chahutent et crient pendant une cérémonie si solennelle ? Des danseurs aux masques terrifiants qui miment des histoires de chasse et de guerre ? C’est ça, pour toi, un beau mariage ?
— Ces choses-là ne comptent pas ! s’écria Kahlan. L’important, c’est ce qu’ils ont dans le cœur. Le Peuple d’Adobe a partagé notre joie, et c’était essentiel pour nous. D’ailleurs, quel rapport avec les offrandes que ces gens font à des esprits imaginaires ?
Du bout d’un index, Anna suivit le cercle de la Grâce qui délimitait le royaume des morts.
— Quand tu demandes aux esprits du bien de veiller sur l’âme de ta mère, tu crois qu’ils vont accourir pour exaucer ton souhait ? Simplement parce que tu l’as formulé dans une prière ?
Kahlan sentit qu’elle s’empourprait. Il lui arrivait très souvent de recommander l’âme de sa mère aux esprits. Tout compte fait, elle comprenait pourquoi la Dame Abbesse tapait sur les nerfs de Zedd…
— Les prières ne sont pas des requêtes au sens strict du terme, intervint Richard, désireux de voler au secours de son épouse. Kahlan sait que ça ne marche pas comme ça. Elle veut simplement transmettre un message d’espoir et d’amour à sa mère, qu’elle aimerait savoir en paix dans l’autre monde. (Il passa un doigt sur le cercle qu’Anna avait suivi de l’index.) Quand je prie pour ma mère, c’est avec la même intention…
— Et tu as bien raison, Richard, souffla Anna avec un sourire qui fit gonfler ses joues déjà rondes. Mais ne crois-tu pas que les Hommes d’Adobe, avec leurs gâteaux de riz, agissent comme Kahlan et toi ? Pourquoi les penserions-nous assez stupides pour vouloir corrompre les esprits qui les terrorisent ?
— C’est l’acte d’offrir qui compte, pas ce qu’on offre…, dit Richard.
Le voyant aussi calme face à la Dame Abbesse. Kahlan se félicita qu’il ait enfin appris à apprécier une rose sans s’arrêter à ses épines…
— En implorant les forces qu’ils redoutent, dit-elle, ils espèrent apaiser le courroux d’une entité inconnue…
— Exactement ! approuva Anna. L’offrande n’est qu’un symbole – une façon d’honorer leurs mauvais esprits. Et de les inciter à la clémence… Parfois, une courtoise reddition suffit à calmer un ennemi fou furieux. Vous n’êtes pas d’accord avec ça ?
Kahlan et Richard durent admettre qu’il en allait bien ainsi.
— Le plus simple, grogna Cara, toujours adossée à la porte, c’est de tuer cet ennemi. Il n’y a pas de meilleur remède à la folie furieuse !
— Mon amie, dit Anna avec un sourire, ta solution n’est pas toujours dépourvue d’intérêt, je veux bien en convenir…
— Et tu t’y prendrais comment pour tuer des mauvais esprits ? demanda Zedd d’une voix fluette qui couvrit pourtant le vacarme de la pluie.
Faute d’avoir la réponse, Cara foudroya le vieil homme du regard.
Depuis un moment, comme hypnotisé par la Grâce, Richard ne suivait plus vraiment la conversation.
— Dans cette logique, dit-il, un comportement ou un geste irrespectueux pourrait éveiller la colère des mauvais esprits, ou de toute entité équivalente.
Kahlan allait demander au Sourcier pourquoi il prenait soudain au sérieux les superstitions des Hommes d’Adobe, mais Zedd lui tapota discrètement le genou pour l’inciter à se taire.
— Certaines personnes pensent qu’il en va ainsi, Richard, dit-il.
— Pourquoi as-tu dessiné cette Grâce ? demanda le Sourcier.
— Anna et moi nous en servions pour… hum… évaluer quelques problèmes. Parfois, ce symbole est très utile…
» Il n’y a rien de plus simple qu’une Grâce… et rien de plus complexe. Il faut une vie pour commencer à comprendre, pourtant, comme un enfant qui apprend à marcher, tout débute par un premier pas. Puisque tu es né avec le don, nous estimons qu’il est temps de t’initier à ce mystère.
Pour l’essentiel, ce que Zedd appelait son « don » restait une énigme aux yeux de Richard. Maintenant qu’il avait retrouvé son grand-père, il espérait en résoudre au moins une partie et entreprendre la lente exploration d’un territoire – son pouvoir – qui restait pour lui inconnu. Kahlan avait un moment espéré qu’il aurait le temps dont il avait besoin, mais ce n’était hélas pas le cas.
— Zedd, il faudrait que tu voies le cadavre de Juni.
— Dès qu’il ne pleuvra plus, nous irons ensemble.
Du bout de l’index, Richard suivit la ligne qui représentait le don – à savoir la magie.
— Si c’est un premier pas très important, dit-il en regardant Anna, pourquoi les Sœurs de la Lumière ne m’en ont-elles pas parlé, quand j’étais prisonnier au Palais des Prophètes ? Elles auraient eu amplement le temps de me former.
Kahlan ne s’étonna pas de la soudaine agressivité du Sourcier. Dès qu’on voulait lui passer une bride autour du cou, même avec les meilleures intentions du monde, il voyait rouge. Et les Sœurs de la Lumière l’avaient bel et bien obligé à porter un collier.
Avant de répondre, Anna jeta un petit coup d’œil à Zedd.
— Nous n’avions jamais tenté d’éduquer un garçon comme toi, né avec le don des deux magies, Additive et Soustractive. La plus grande prudence était de mise.
Avec sa question, Richard venait de retourner la situation. Désormais, Kahlan et lui n’étaient plus sur la sellette, et Anna se retrouvait dans la position de l’accusée.
— Et maintenant, vous pensez qu’il faut m’enseigner ce qu’est une Grâce ?
— Oui, souffla Anna, parce que l’ignorance aussi est dangereuse.